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GESTALT & GENRE, UNE EXPERIENCE DE LA FLUIDITE

Comment la Gestalt-thérapie peut-elle questionner

le principe du genre comme identité fixe ?


Comment peut-elle accompagner un mouvement

de libération des genres et donc des existences ?


Comment s’appuyer sur le concept d’ajustement créateur

pour nous rappeler que nous n’existons que par l’autre ?



Le genre est un concept autour duquel, depuis quelques décennies, de nombreux travaux sont à l’oeuvre, dans le domaine de la sociologie, de la psychologie ou encore de l’anthropologie ou de la philosophie. Il fait l’objet de nombreux débats, voire d’intenses conflits tant il met au jour les principes parfois arbitraires de nombre de nos socles sociaux. En particulier, la binarité homme-femme, qui est proposée depuis longtemps comme une évidence naturelle ou biologique, voire une essence. Cette « évidence » est aujourd’hui repensée et est posée comme un concept, l’hypothèse d’une construction psycho-sociale qui peut-être remise en question.


Les personnes trans, et plus largement les personnes LGBTQI+ ainsi que les féministes ont depuis longtemps conduit ces réflexions qui peuvent souvent tendre au conflit parfois violent, entre tenants de la binarité d’une part, et tenants d’une plus grande diversité de genre d’autre part. Ces conflits existent aussi entre chapelles LGBTQI+ (transactivistes, féministes radicales etc). Cette violence intra et inter communautés peut être expliquée par la violence systémique ressentie par les minorités, intériorisée et projetée sur l’environnement, pourtant parfois allié. Nous y reviendrons.


S’il est violent, parfois stérile ou contreproductif, ce débat est néanmoins absolument vital car il questionne notre identité, la question du genre, celle des sexualités et plus largement notre liberté d’exister tel que nous le désirons. Il permet également de questionner une des hypothèses posée comme conséquence du principe de la binarité homme-femme : la domination de la femme par l’homme. Cette remise en cause pourrait instituer comme postulat, et c’est ici l’hypothèse que je pose dans cet article, le concept de fluidité comme vecteur d’une plus grande liberté d’exister. Cette liberté née de la fluidité permettrait de s’affranchir d’un besoin d’identité de genre fixe, d’aller d’un genre à un autre ou plus encore abolir l’idée de genres fixes.


La Gestalt-thérapie peut et doit, selon moi, nourrir cette réflexion par sa théorie, et accompagner les personnes qui souhaitent se libérer des principes dentaires et être plus fluides, sur leur chemin.


La Gestalt est certes une thérapie, mais elle s’enracine aussi, grâce à ses principes théoriques et l’existence de ses fondateurs - le couple Perls et surtout Paul Goodman - dans la Cité et dans l’Histoire depuis les années 1930. La vie des créateurs de la Gestalt est marqué du sceau de la discrimination et de la difficulté à s’ancrer dans des principes qui se sont révélés rigides voire stigmatisants. Les Perls durent fuir le nazisme dans les années 1930 et s’exiler en Afrique du Sud puis aux USA après la deuxième guerre mondiale car ils étaient juifs. Paul Goodman, ouvertement bisexuel et de gauche a subi la discrimination des pouvoirs dirigeants américains dans les années 1950 et 1960. Soupçonné de communisme à l’époque de la chasse aux sorcières de Mc Carthy et s’exprimant publiquement sur sa bisexualité dans une époque très centrée sur la famille hétéronormée et les principes conservateurs, il s’est vu refuser des postes universitaires. N’étant pas psychiatre et bien qu’ayant participé à la rédaction du livre fondateur « Gestalt thérapie » en 1951, il n’a jamais eu le droit d’exercer.


Plus tard, Fritz Perls, alors que Laura et Paul Goodman restent à NYC, partira à Esalen, qui participera dans les années 1970 aux mouvements de libération de la personne et des minorités.


La Gestalt et ses fondateurs ont donc inscrit leur histoire personnelle dans l’Histoire. Paul Goodman en particulier revendiquera fermement cette inscription de la Gestalt dans la société. La Gestalt devient donc de fait politique et les phénomènes sociaux et sociétaux ne manquent pas de s’inviter dans nos cabinets, si nous voulons bien les accueillir. Il est selon moi aujourd’hui logique de pouvoir perpétuer ce mouvement d’ancrage de la Gestalt (thérapie et mode d’existence) dans la vie. C’est d’ailleurs peut-être une de nos spécificités.


Nous verrons ainsi dans cet article comment la Gestalt-thérapie, en lien avec le Politique et la Cité, peut proposer à la société (et à ses clients et patients) et se faire l’écho - notamment sur la thématique du genre et de la binarité - du concept de fluidité, qui apporte du mouvement et de la vie à des normes souvent réductrices et qui peut les remettre en question. C’est un mouvement d’exister, libre et spontané.


Dans un premier temps, nous revisiterons le concept de « genre » dans la société et l’Histoire et comment il a émergé pour remplacer le principe du « sexe féminin ou masculin » établi en identité dans un contexte de binarité, qui a pu conduire à une histoire de domination de la femme par l’homme, du féminin par le masculin, de la femelle par le mâle.


Dans un deuxième temps nous verrons comment la sexualité, l’orientation sexuelle et les pratiques sexuelles ont aussi en parallèle été établis en identité. Après un mouvement libératoire, les « identités sexuelles », souvent fixes et rigidifiées, ont pu mener à un mouvement discriminatoire ou pour le moins enfermant. Ce mouvement a pu être mené par la majorité dominante souvent mais aussi par les minorités elles-mêmes.


Enfin nous étudierons comment la Gestalt-thérapie peut fournir un écho et constituer un tremplin à l’élaboration d’une pensée et d’un mouvement d’action autour de l’idée d’une expérience spontanée et libre dans la diversité de genres et de sexualités. Et comment cette fluidité - comme principe gestaltiste - peut questionner la rigidité et la fixité à l’oeuvre (et souvent de bonne foi) et remettre en question l’idée même du genre et de la binarité comme identité constituée. Ce mouvement participe de ce que nous appelons dans notre théorie un ajustement créateur soutenu dans le cycle du contact par les modes et modalités processuelles. En particulier, le mode Personnalité peut nous aider à envisager l’identité comme un processus et non pas une vision fixe et définitive de nous-même : un mouvement d’exister plutôt qu’un être.


À travers des éclairages cliniques issus de mon expérience de Gestalt-thérapeute, nous verrons comment nous, Gestalt-thérapeutes, pouvons articuler cette pensée et ce mouvement dans l’accompagnement de nos client.e.s. Ce travail thérapeutique autour d’une recherche de plus de fluidité, de liberté et de spontanéité dans l’expérience individuelle et collective du vécu de genre, permet de repousser nos propres limites jusqu’à parfois les abolir.



1/ COMMENT LE CONCEPT DE GENRE (SOCIAL) A SUPPLANTÉ LA NOTION DE SEXE (BIOLOGIQUE ET SOCIAL)


Qu’est-ce qui détermine le fait de se sentir femme ou homme ? Et surtout, la question se pose-t-elle ainsi aujourd’hui ?


Etre une femme ou un homme est-il une construction sociale ou une essence ?


Éminemment contemporaine, cette question est au coeur de la vie de nos cabinets, au centre des problématiques existentielles de nos client.e.s. Elle pose la question de la pertinence de se situer dans un sexe ou un autre, un genre ou un autre. Et parfois dans aucun des deux ou dans plus que les deux. Elle pose la question de l’identité comme repère social fort et souvent fixe, versus une fluidité qui permet d’aller de l’un à l’autre, voire aujourd’hui de s’autoriser à abolir ces repères.


À l’origine de cette question se trouve un concept psychiatrique apparu dans la première moitié du 20ème siècle, « le sexe psychosocial » qui a depuis été nommé « genre ». La création de ce concept résulte des questionnements psychiatriques sur le cas d’individus « intersexes ». Ces personnes de sexe biologique ambigüe, étaient classés dans un sexe à leur naissance, éduqués conformément à ce dernier, sans que cela ne leur pose problème parfois, mais découvrant appartenir à l'autre sexe lors d’examens ultérieurs, souvent. Cette décision alors laissée aux médecins, a entraîné chez certains sujets de graves conséquences non seulement médicales mais aussi sociales, relationnelles et/ou psychiques.


Les psychiatres et les psychologues s’en sont mêlé et contrairement à ce qu'il était admis jusqu’alors, les médecins ont commencé à considérer et à comprendre que le sexe biologique ne pouvait sans doute à lui seul servir à caractériser un individu intersexe en tant qu’homme ou femme. Et que la décision totale et finale n’appartenait pas au corps scientifique. La personne intersexe concernée a pu dès lors être invitée à décider en dernier ressort. On peut regretter que ce ne soit pas encore systématique, même de nos jours…


Sur la base de ce phénomène intersexe, a été admis progressivement chez certains scientifiques que le sexe socialement reconnu et consciemment assumé, n'est pas forcément consubstantiel du sexe biologique et que de surcroit l’on peut exister sans se référer de manière fixe et rigide à un sexe ou l’autre, certaines personnes intersexes étant fluides avant l’heure et ne souhaitant pas appartenir à un sexe ou à l’autre. Ce fut une révolution : le début d’une fissure dans le socle extrêmement solide du sexe comme repère social fort, et de fait de la binarité homme-femme.


Pour rendre compte de cette réalité, fut alors émise par quelques médecins et psychiatres « révolutionnaires » l’hypothèse que la socialisation est tout aussi déterminante que le biologique. Cette conjecture permit ainsi de mieux cerner la problématique « transsexuelle » (ainsi qu’on la nommait encore à l’époque), dont la médecine s’emparait en parallèle. A l’époque, puisque le terme de genre - tel qu’on l’entend aujourd’hui - n’existait pas encore et que l’on réduisait le sexe des personnes à leurs organes génitaux, les personnes qui souhaitent changer d’identité, donc de « sexe », étaient appelés des « transsexuels ».


Les personnes trans, après les personnes Intersexes, s’emparèrent de leur destinée et se mirent à la pointe de la lutte pour passer du concept de « sexe biologique » à celui de « sexe social ». Il devint important et nécessaire pour elles, de décoller la question du sexe biologique du concept d’identité sociale, et partant de questionner l’idée de binarité naturelle homme-femme.


Le concept de « sexe social » sera repris et vulgarisé en 1968, sous l’appellation « genre », par  Robert Stoller, psychiatre et psychanalyste américain, dans son célèbre ouvrage « Sex and Gender ».


C’est le point de départ de l’utilisation du terme « genre » pour évoquer la construction sociale des notions de féminin et de masculin, jusqu’alors calqués sur les notions de sexe mâle ou femelle, elles-mêmes réduites à la génitalité des corps : vagin = femme féminine, pénis = homme masculin. On passera - pour les personnes qui souhaite faire une transition - ainsi lentement de la notion de « transsexualisme » à la notion de transgenre, transgenderisme ou de transidentité.


Les psychanalystes commencèrent également à intervenir dans le débat, pas toujours sur la même ligne. Jacques Lacan va participer en France à une déconstruction et va ainsi pouvoir révolutionner une partie de la psychanalyse dans les années 70 avec cette nouvelle théorie : « le phallus n’est pas le pénis » et « il existe un phallus lesbien » qui ouvraient à sa façon une brèche dans la théorie freudienne sexualisée et sexuée. Notons au passage que Lacan, mais aussi Foucault allaient ainsi constituer ce qu’on appellerait la « French theory », ré-utilisée plus tard en 2006 par Judith Butler qui dira : « la French theory est une invention américaine ».


En 1972, la sociologue féministe américaine, Ann Oakley, va plus loin et publie « Sex, Gender and Society ». La notion de genre évolue par rapport à celle de Stoller dans son acception. Son caractère féministe n’est plus mobilisé seulement pour analyser les problématiques liées au phénomène Intersexe ou au transsexualisme mais comme outil de théorisation de l’expression sociale de la différence des sexes donc des genres. C’est une étape fondamentale dans la pensée du genre car elle commence à repenser l’utilité de la rigidité des identités de sexe ou de genre.


Car au fond à quoi sert l’identité de genre et la binarité ? C’est le début d’une grande remise en question qui va ébranler les sociétés occidentales jusque’à aujourd’hui.


À partir des années 1970, le questionnement autour des genres et de la binarité va permettre la création d’un corpus de textes philosophiques et anthropologiques relatant ses effets de domination sur la condition des femmes. Le genre, comme construction sociale, commence à y être dénoncé comme un empilement de stéréotypes et de préconçus auxquels sont censés se conformer les individus suivant leur sexe biologique, les astreignant à des fonctions précises au sein de la société, à se plier au respect de codes vestimentaires, comportementaux et relationnels. Le genre, à peine né, commence à être vécu, comme son prédécesseur le sexe psychosocial comme un dogme enfermant, une identité rigide. Un désir de fluidité commence à émerger.


Les « gender studies » naissent et deviennent des départements importants dans des universités américaines. Sherry Oatner et Joan W. Scott, entre autres, sont à la pointe de ce mouvement d’intellectuelles. Ce sont quasiment exclusivement des femmes qui vont oeuvrer à penser le concept de genre déconnecté de ses assignations au sexe psychosocial ou biologique.


En France, Françoise Héritier ou encore Christine Delphy ou Nacira Guénif-Souilamas, vont constater et faire l’hypothèse dans leurs recherches anthropologiques ou philosophiques, que la binarité instituée comme socle social et sociétal mène dans toutes les organisations humaines qu’elles étudient à travers le monde à la domination - parfois violent - de la femme par l’homme. Elle cantonne la femme au foyer, lui donne moins de droits et la réduisent à des caractères dévalorisants. Pour ces penseuses, le genre est un rapport de pouvoir social et s'inscrit également au plan planétaire dans le pouvoir économique, les femmes étant moins payées et souvent inactives.


Durant cette période et jusqu’à aujourd’hui, le féminisme va être au coeur des luttes et de la pensée du genre, autour aussi de la question des rôles (réflexion initiée dès les années 1930 par Margareth Mead) et de l’expression du genre (rôles sociaux et codes vestimentaires et d’apparence notamment). Il tente alors de faire voler en éclats les représentations et les expressions de genre afin de libérer les femmes, et de leur permettre un épanouissement professionnel, social et sexuel, du plus simple au plus profond : mettre des pantalons ou exercer des métiers masculins, exercer des postes de premier ordre ou revendiquer une vie sexuelle propre.


Le postulat est simple : si le genre est une construction sociale alors il est possible de le déconstruire et au moins d’en modifier les contenus. Après avoir été une révolution dans sa déconnexion avec le sexe, les décennies suivantes vont voir le retrait progressif de l’influence du genre comme code fixe dans l’organisation sociale et une certaine libération des femmes de ses carcans. Masculin et féminin vont s’intriquer davantage, le flou va s’inviter autour des concepts d’androgynie. En musique, David Bowie pourra être le symbole de la confusion des genres en vue d’une plus grande liberté identitaire (genre et sexualité).


Au delà de la pensée intellectuelle et de la vie artistique, des combats juridiques et politiques vont alors être gagnés autour du monde, au plan des droits : contraception, avortement, places dans la société, places dans les entreprises etc. En France, des femmes comme Gisèle Halimi (avocate) ou Simone Veil (femme politique) incarneront ces victoires qui ébrèchent encore un peu plus le pouvoir des maris et des pères, des hommes en général. Ces femmes deviennent célèbres et populaires, montrant qu’ainsi, une part croissante de la population adhère à ces luttes sociales, vécues comme des avancées.


Jusqu’aux années 90, le genre sera synonyme de cette construction sociale des rôles et des expressions attribués aux femmes et aux hommes, qui peut être repensée, questionnée et remodelée. Cela permettra une certaine libération des femmes et plus largement des minorités. C’est l’époque depuis les années 1970 où les autres minorités mèneront conjointement ou indépendamment des femmes, des luttes pour leur droit à exister dans la société.


Toutefois, le genre comme concept social, même s’il est repensé, va conserver son caractère stéréotypé. Si le sexe biologique comme identité sociale devient obsolète et se détache véritablement du concept de genre social, ce dernier va être réactualisé à la même période par la communauté trans et les féministes qui le proposeront alors comme l'outil de référence - rénové et mélangé - pour déterminer ce qui appartient au masculin ou au féminin. Les codes et les expressions se mêlent et se questionnent mais les genres restent au nombre de deux, masculin et féminin.


Au sein des féministes et même au sein de la population trans, le concept de binarité n’est pas encore unanimement remis en cause, au nom d’une essence du féminin ou de la volonté de s’inscrire dans un cadre traditionnel rassurant. La binarité peut s’appuyer également sur l’opposition ferme d’une grande partie du corps médical et psychiatrique. Les médecins avaient un peu disparu du débat, ils réapparaissent avec force autour de la question de la transition, encore appelée jusque dans les années 1990 voire 2000, transsexualisme.


Pour ces chirurgiens et ces psychiatres, vouloir transitionner est le symptôme d’une dysphorie (trouble de l’identité), donc une pathologie, dans un contexte réaffirmé de la binarité des sexes. Les parcours de transition sont alors très encadrés par des équipes psychiatriques et médicales. Cela représente une contrainte et une souffrance pour nombre de personnes trans qui vivent cet encadrement comme un frein à leur liberté et une remise en question de leur ressentis et de leurs choix.


Il n’est cependant pas étonnant que le socle patriarcal reposant depuis des millénaires sur la binarité soit solide et que ses partisans n’aient ni l’envie ni le courage de le remettre en question. Cela mènerait à l’abolition de leur pouvoir et de leurs statuts. On a vu encore récemment, en la personne de Donald Trump, ou dans le raffermissement de postulats religieux ou politiques à travers le monde, la remise en question d’avancées comme l’avortement et la remise en avant de dogmes masculinistes (mouvement Qanon).


Il va falloir d’âpres luttes dans la suite des années 2000 menées par les associations trans et/ou féministes progressistes, et leurs alliés dans la communauté LGBTQI+ et la société au sens large (des lois vont être votées soutenant ce mouvement de libération), pour que la question du genre se détache du sujet de la transition (juridique et chirurgicale). Va apparaître lentement l’idée de ne pas choisir un genre mais de pouvoir vivre et s’exprimer plus librement, hors de la binarité. Le concept de fluidité (gender fluid) apparait alors comme un mouvement d’existence qui évite de s’identifier ou non à un genre précis, et peut même se mouvoir sans limites.


Le concept de fluidité remet en question nombre de nos piliers politiques, sociaux et économiques, car il questionne ce qui nous a semblé être une évidence depuis des millénaires : le fondement biologique des genres. Ceci a été d’autant plus fort que dans cette histoire de domination, le sexe et la sexualité ont longtemps été corrélés et mené à une confusion.



2/ COMMENT L’IDENTITE SEXUELLE ET LA REFERENCE A LA NATURE ONT SEMÉ LE TROUBLE DANS LE GENRE


L’hypothèse que je pose ici, étayée par le travail d’intellectuel.le.s des Gender Studies et de chercheur.es. en anthropologie est que l’affirmation de genres stéréotypés (même revisites) et fixes (revendication sociale forte d’exister dans un genre) induit que l’homme et la femme sont tout-à-fait différents biologiquement et par nature, et crée la conviction que l’homme n’est pas l’égal de la femme. Ce constat mène à la conclusion qu’une répartition des tâches doit s’opérer socialement. On constate alors que les femmes sont cantonnées dans la sphère du foyer et de la maternité (seul lieu de leur pouvoir). Elles deviennent socialement invisibles. Ce mécanisme repose sur la croyance que la reproduction de l’espèce comme donnée naturelle et biologique, justifie et explique ce qui devient une domination d’un sexe sur l’autre.

« Croissez et multipliez-vous, remplissez la Terre » cette phrase issue de la Genèse est une croyance judéo-chrétienne. La femme et l’homme ont dans ce cadre de pensée pour seul but de procréer. Les femmes aspirant à une sexualité, les prostituées ou encore toute femme mettant en avant d’autres aspirations que celle d’élever ses enfants, vont être dévalorisées aux yeux de la société. Les hommes s’adonnant à la masturbation, les homosexuels ou les hommes n’ayant pas de caractère suffisamment viril (ils sont souvent associés), vont être écartés de la communauté des hommes « masculins » et de la société. Pour justifier cette dévalorisation et cette mise à l’écart, la médecine et la pathologie vont être convoqués au fil de l'Histoire : hystérie et nymphomanie pour les femmes, sodomie et homosexualité pour les hommes, paraphilies et troubles sexuels pour les uns, dysphorie de genre pour les autres… Il faudra attendre les années 1980 pour que l’homosexualité soit retirée des pathologies du DSM et que l’hystérie soit dégenrée et désexualisée, et rebaptisée histrionisme. Que dire de la persistance de la dysphorie de genre aujourd’hui dans le DSM ?

Le modèle masculin vers lequel l’homme doit tendre est celui du mâle viril qui se reproduit, et à l’inverse, son contre-modèle est celui de l’homme féminin qui ne se reproduit pas, c’est-à-dire le stéréotype de l’homosexuel passif (qui se fait sodomiser - la sodomie étant encore aujourd’hui dans certains pays passible de la peine de mort). Pour une femme, le problème n’est pas d’être lesbienne, mais tout simplement d’aimer le sexe, et plus encore, de le pratiquer pour de l’argent. En effet, si une femme aime le sexe, elle pourrait ne pas être fidèle à son mari et mal élever ses enfants. Si elle se fait payer, elle devient une paria.

Nous pouvons ainsi remarquer que l’homosexualité féminine n’est guère diabolisée. La raison tient au fait que les cultures occidentales ont tendance à supposer que le désir de la femme se résumerait à une envie de pénis, comme Freud lui-même le conjecture (le phallus - remis en question plus tard par Lacan et la French Theory). Le lesbianisme apparait au pire comme un jeu érotique, qui peut exciter le mâle. D’ailleurs dans de nombreuses sociétés très patriarcales, l’homosexualité, pénalisée par la loi, n’est comprise que dans son acception masculine. Les femmes homosexuelles ne sont pas pénalisées.

On voit ici comment la sexualité, l’orientation sexuelle ou les pratiques sexuelles, vont être directement reliés au sexe social donc au genre et utilisées pour maintenir un ordre social lié à la reproduction dans lequel l’homme-mâle-masculin joue un rôle majeur et dominant. Ordre social dans lequel il va falloir maintenir une frontière étanche entre les deux sexes, considérés comme naturel et essentiels car voués à la reproduction. Pour ce faire, la distinction nette entre genres doit être renforcée, grâce à des stéréotypes que l’éducation et les discours sociaux vont relayer avec force. Dès l’enfance, les petites filles recevront des poupées et des appareils ménagers et s’habilleront en rose. Les petits garçons recevront des ballons et des voitures et s’habilleront en bleu. Les unes seront douces et craintives, les autres seront courageux et forts.

Sexualité et genre (basé sur le sexe social) seront confondus. Toutes les déviances seront sanctionnées. La distribution sociale des rôles et les interdits sexuels et genrés qu’elle entraine, sont au service de l’hétérosexualité qui permet la reproduction de l’espèce.

La pornographie hétérosexuelle est à ce titre révélatrice de la domination masculine et de la sexualité à son service : les femmes y sont montrées comme absolument dépendantes du désir de l’homme, les pratiques lesbiennes sont acceptées à partir du moment où elles excitent les mâles, s’il y a plusieurs hommes, ils ne se touchent presque jamais (tabou de l’homosexualité) et sont toujours actifs, virils et dominants.

Cette volonté farouche de séparer les sexes et de maintenir la binarité en vue de la reproduction est-elle justifiée et naturelle ?

L’argument majeur qui est érigé par les tenants de la binarité pour assoir leur thèse est effectivement la « nature » : il y a des mâles et des femelles dans la nature, il faut respecter cet ordre des choses. Cette thèse a longtemps prévalu au sein de la science, depuis notamment Darwin, puis dans les études anthropologiques du 19è siècle. Elle est aujourd’hui remise en question par les scientifiques eux-mêmes.

Aujourd’hui le débat existe entre scientifiques sur ce point mais le postulat des progressistes au sein de la communauté scientifique est que l’essentiel des théories sur l’essencialisation de la binarité et de l’importance des rôles sexués dans la société est le fruit d’une projection anthropomorphique. Les intentions que les scientifiques essentialistes prêtent à la nature seraient en fait celles de la société de son époque. Et au 19è siècle particulièrement - période d’études anthropologiques poussées, notamment sur la préhistoire - la répression des sexualités, le conformisme social bourgeois, les conquêtes coloniales et le poids de la religion atteignent leur apogée et façonnent une société binaire où les hommes ont le pouvoir économique et les femmes le pouvoir du foyer. Le tenues vestimentaires accentuent la binarité. Alors que jusqu’au 18è siècle les hommes pouvaient se maquiller, se perruque et porter des couleurs, le 19è siècle voit apparaitre le costume noir, gage de sérieux, de simplicité virile et d’autorité.

Titiou Lecoq et nombre d’anthropologues aujourd’hui nous rappellent à ce titre que les croyances concernant le sexisme de la préhistoire est erronée : le 19è siècle a décrit les femmes préhistoriques comme des créatures domestiques et les hommes comme de courageux chasseurs. Ceci est une projection du scientifique du 19è siècle sur les sociétés préhistoriques. Comme en physique quantique ou en Gestalt, on se rend compte que l’observateur influe sur l’expérience en cours… Au 21è siècle les anthropologues réajustent leurs points de vue et on découvre aujourd’hui avec d’autres lunettes et les progrès de la science autour de l’ADN, que par exemple la femme préhistorique pouvait être aussi une guerrière (des squelettes ont été réidentifiés comme féminins dans des tombes où elles ont été enterrées avec des armes) et qu’une étude approfondie montre qu’elles pouvaient s’adonner à une forme de contraception car étant nomades, elle ne pouvaient porter trop d’enfants pour s’adonner à la cueillette. On pense aujourd’hui que la présence de tétons chez l’homme est la trace de la possibilité qu’il avait d’allaiter. Le mâle possède en effet le même dispositif nourricier que les femelles (glandes mammaires).

De la même manière, il est banal de constater aujourd’hui dans le monde scientifique que l’homosexualité est largement répandue dans le genre animal. L’hypothèse formulée par les scientifiques consiste à remarquer que la différenciation sexuelle au sein des espèces est souvent imperceptible, voire inexistante à l’origine de leur développement. Comme dans beaucoup d’entre elles, les mâles vivent entre eux et les femelles entre elles, les rapports sexuels étant essentiellement entre individus de même sexe. Puis, le but des espèces animales étant de survivre au mieux dans les espaces où elles se développent, et de se multiplier le plus possible en s’adaptant toujours plus à leur environnement, c’est dans un souci de reproduction plus intense que les mâles vont se différencier par des couleurs vives par exemple pour attirer la femelle et l’enjoindre à l’acte sexuel. Dans le but donc de se reproduire.

Sur le modèle des animaux qui évoluent dans le but de se reproduire, la binarité clairement exprimée peut être vue comme une assignation culturelle qui faciliterait la reproduction de l’espèce humaine. Et non pas une différence naturelle et biologique.

En réalité, ce sont les différences anatomiques des sexes qui sont naturelles (et en réalité peu nombreuses comme nous le verrons dans la troisième partie), mais les différences comportementales qu’on leurs attribue ne le sont pas. Elles constituent des genres qui résultent d’une construction sociale. L’anthropologie moderne confirme ce point.

Margareth Mead étudiait déjà dans les années 1930 le comportement des Arapesh et constatait que les hommes sont aussi tendres, doux, ou sensibles que les femmes parce qu’ils sont éduqués de manière identique. De même que chez les Mundugumors, ils sont pareillement agressifs parce que les hommes et les femmes sont entrainés de la même façon à la rivalité et aux conflits. Toutes ces caractéristiques genrées ne sont pas naturelles, mais résultent d’une éducation.

Et faut-il rappeler que même la psychanalyse ne présente pas initialement la différence homme-femme comme naturelle. Freud explique que lorsque nous naissons, nous sommes des « pervers polymorphes », c’est-à-dire que notre pulsion sexuelle peut prendre toutes les formes et se diriger vers n’importe quel objet, que ce soit un homme ou une femme. Ce sont les mœurs de la société dans laquelle nous grandissons et les expériences que nous vivons, qui vont orienter notre pulsion vers un objet plutôt qu’un autre, ou vers une pratique plutôt qu’une autre. Si la société dans laquelle nous vivons, ne nous autorise qu’à une seule orientation et une seule pratique sexuelle, nous devrons donc beaucoup nous réprimer.

En somme, je peux donc légitimement penser que c’est le principe de reproduction, érigé en évidence biologique et naturelle, qui permet de comprendre la hiérarchisation entre les genres et les sexualités dans nos sociétés. C’est dans le seul but de vouloir que l’espèce se pérennise que la binarité a été si durement instaurée, tenue par des rôles et des expressions de genre bien normés et contrôlés. Et sanctionnés en cas d’écart. L’hétérosexualité et l’hétéronormativité ont ainsi été érigés en modèles incontournables, rejetant tout autre modalité, y compris par la force.

Ne peut-on alors déconstruire ce qui a été construit, puisqu’il n’y a a priori aucune contrainte naturelle et biologique à ne pas le faire ? Ne peut-on alors souhaiter aller vers plus de liberté ? Ne peut-on pas remettre en question les dogmes qui construisent un socle de société où les individus sont enfermés dans des rôles et des pratiques ? Et où l’identité devient un carcan (parfois même revendiqué) ?

Cela nous permettrait peut-être à nous Gestaltistes d’accompagner nos client.e.s avec plus d’ouverture. C’est mon point de vue. Je peux d’ailleurs imaginer construire des ponts entre histoire du genre et histoire de la Gestalt. Et instaurer la fluidité comme un concept commun au genre et à la Gestalt


3/ VERS UNE EXPERIENCE DE LA FLUIDITE, LA NECESSAIRE REMISE EN QUESTION DES PRINCIPES IDENTITAIRES ?


Si le combat d’une prise en compte sociale et non biologique du genre et un assouplissement des concepts de féminin et de masculin a été gagné ; si le genre a été décorrélé de la sexualité, des orientations et des pratiques sexuelles ; et si les arguments essentialistes et biologiques justifiant la binarité homme-femme ont été largement remis en cause ; il n’en reste pas moins que nos sociétés sont encore très arqueboutées sur cette binarité, y compris dans la population LGBTQI+ et féministe, où les querelles sont encore aujourd’hui très vives.


Le chemin vers une réappropriation à la fois personnelle et collective d’une conception du genre plus fluide n’est pas envisagé pour beaucoup. Ne peut-on pourtant pas envisager une société qui serait intellectuellement libérée de sa contrainte de reproduction ? Une société où les membres pourraient librement exister hors de contraintes et repères fixes ? Ne peut-on pas envisager une société plus fluide où le concept de l’identité serait plus souple ?


La théorie de la Gestalt nous indique dans son principe d’indissociabilté entre organisme et environnement que l’individu n’existe que par l’autre et doit donc être relativiser. Si l’individuation advient, c’est après un contact riche et une expérience avec l’environnement assimilée.


La biologie du 21è siècle va dans le sens de l’idée que l’identité est une construction sociale en évolution permanent et liée à l’environnement. Carosella et Pradeu, biologistes travaillant sur l’identité et l’immunité, ont démontré que l’ADN est commun à 99,9 % entre tous les humains et donc entre hommes et femmes, et qu’il mute en permanence. Contrairement à ce que nous croyions il y a encore quelques années, l’identité génétique immuable n’existe pas, ce n’est pas un code-barres. Le cerveau reprogramme continuellement nos routes neuronales, aux plans de la connaissance et de la mémoire. Il existe donc une plasticité du cerveau et du phénotype biologique, c’est-à-dire l’ensemble des caractères observables d’un individu. La mutation est permanente et perpétuelle.


Ils nous disent aussi que l’environnement semble jouer un rôle majeur dans la construction biologique. Ils considèrent que chacun.e de nous est constitué.e à 85% de l’environnement dans lequel nous évoluons. Il n’y aurait pas de destin biologique individuel, pas d’identité génétique. Une part significative de l’autre dans la construction de notre être au monde nous définirait. Comme la Gestalt l’a supposé il y a des décennies déjà, l’indissociabilité du contact entre organisme et environnement crée une co-construction de l’expérience et de l’existence humaine pouvant aller jusqu’à l’organique lui-même.


En matière d'évolution, l'épigénétique permet d'expliquer comment des traits peuvent être acquis, éventuellement transmis d'une génération à l'autre ou encore perdus après avoir été hérités. La mise en lumière récente de ces moyens épigénétiques d'adaptation d'une espèce à son environnement est, selon Joël de Rosnay, généticien, « la grande révolution de la biologie de ces dernières années » car elle montre que dans certains cas, notre comportement agit sur l'expression de nos gènes.


La différence biologique entre humains est donc extrêmement faible. Entre homme et femme, elle se réduit à quelques différences hormonales et organiques (surtout génitales). Dans le prolongement de l’idée que l’autre nous constitue de manière biologique et existentielle, il est intéressant de remarquer que le concept même d’individu peut être questionné au profit de l’idée d’un collectif humain constitué de membres interdépendants.


Soutenu par un environnement et une idéologie économique où l’individu a été porté aux nues, chacun.e de nous a eu tendance en effet depuis des décennies à vouloir ériger en loi ses propres désirs. Soutenu par un discours médiatique et politico-économique depuis les années 1980 (Thatcher - Reagan en Occident), chacun.e a voulu revendiquer son identité, sa particularité, sa différence. La mondialisation a eu lieu mais ce n’est pas une co-construction collective, égalitaire et harmonieuse qui est née mais un confort matériel personnel.


Miguel Benasayag, psychanalyste et philosophe, nous indique dans le « mythe de l’individu » combien cet individualisme est une utopie, au mieux un objectif marchand de la société capitaliste, tant en réalité l’individu est mêlé et dépendant du collectif. Et que cette quête effrénée de l’individu vers sa propre réalisation narcissique, son propre plaisir est un leurre qui commence à montrer ses limites dans une société où le collectif et la solidarité se désagrègent, que la planète est en danger et que les conflits ressurgissent. De nouveau est exposée l’idée que tout individu est connecté voire construit dans l’altérité et que nous avons eu tendance à l’oublier. La faillite du système et la prédation sur notre environnement a tendance à confirmer la thèse que nature, humains et vivant sur Terre sont liés et interconnectés. Cela est d’autant plus vrai en ce début de XXIè siècle quand se profile le spectre d’un déclin voire d’un anéantissement de l’espèce humaine et d’une partie du vivant et de la planète.


Michel Tournier, philosophe et romancier, dans Vendredi ou les limbes du Pacifique écrit : « Exister qu’est-ce que ça veut dire ? Ça veut dire exister dehors - ex-sister - Ce qui est à l’extérieur existe. Ce qui est à l’intérieur n’existe pas (…) ce qui complique tout c’est que tout ce qui n’existe pas s’acharne à nous faire croire le contraire. Il y a une grande aspiration de l’inexistant vers l’existence. Et ce qui n’existe pas insiste - in-siste - C’est autrui qui tient la clé de cette existence ».


L’autre nous construit. Cela rejoint les principes des philosophies orientales. Le Tao, le zen ou encore le Boudhisme prônent depuis des millénaires les interactions des éléments entre eux, matériels et énergétiques. La phénoménologie constate également depuis la première moitié du XXè siècle que le tout est supérieur à la somme des individus qui le composent. L’existentialisme enfin, valorise l’idée d’un engagement de l’individu dans la société et le politique, sous la pression d’une angoisse existentielle.


La Gestalt-thérapie, pour en venir à elle, s’est clairement inspirée de toutes ces philosophies et nombre de ses hypothèses de départ ont été validées scientifiquement depuis. Elle pose justement le principe de co-construction de l’existence ou de l’exister - un mouvement actualisé d’instant en instant.


Paul Goodman a clairement intégré ces pensées - notamment le Tao - dans notre livre fondateur Gestalt-thérapie en 1951 et Laura Perls - qui a étudié la Gestalt-théorie à Berlin - a fortement contribué à faire de la phénoménologie une racine vivante de notre posture. Elle a également contribué à placer notre corporalité au centre du contact avec l’environnement dans une volonté de mieux percevoir l’environnement et « être avec » (Da Sein).


Ceci a jeté les bases de notre socle de pensée et mené à la mise en forme du concept de perspective de champ et de clinique de la situation. En effet, la Gestalt-thérapie est une des rares - sinon la seule - pensée thérapeutique qui considère la situation dans laquelle client.e et thérapeute sont en contact et engagés dans un champ global, comme le point central de l’étude thérapeutique. Au delà des interactions mêmes et de la relation entre les deux individus en présence, ce sont les résonnances qui sont prises en compte. Elles sont agies par les protagonistes, d’une manière active-passive. Les organismes en présence sont ainsi créés ou constitués par la situation dans le champ (ou champ situationnel). Et non l’inverse. C’est pourquoi la Gestalt-thérapie est plus qu’une thérapie humaniste ou relationnelle, c’est une thérapie du contact, ici et maintenant.


Ce contact dans la situation est localisé à la frontière-contact et non plus dans la psyché ou l’intrapsychique de l’individu, enfoui dans les profondeurs de son être.


Dans ce champ situationnel, les organismes sont indissociablement liés et créés par lui. Ce contact est fléchi par les modalités de contact. Il peut-être délibéré et fixe dans un ajustement conservateur. Ou bien encore, il peut être libre et spontané dans un ajustement créateur. C’est la fluidité (libre et spontanée) qui conduira ce contact vers un plein-contact et un retrait pouvant mener à l’assimilation de l’expérience. La fluidité comme modalité saine et assimilable dans l’expérience de contact avec l’environnement par l’organisme, est un concept fondamental de la Gestalt-thérapie : « le Self est spontané, de mode-moyen et engagé dans la situation », peut-on lire encore dans notre livre fondateur.


La théorie de la Gestalt nous invite donc à davantage exister qu’à être. Le verbe « exister », processus constant de contacter l’environnement, est relié à la formule : « j’adviens ». C’est en advenant que j’existe. Et advenir c’est également « s’apparaître à l’occasion d’un autre », comme l’indique le titre de l’ouvrage de Jean-Marie Robine, Gestalt-thérapeute et théoricien.


Notre théorie nous conduit naturellement au principe de l’« actualisation du potentiel » d’instants en instants plutôt que dans le maintien d’une identité fixe et remplie, linéairement dans le temps. Paul Goodman nous invite à cette fluidité, qui seule permet de nous ajuster créativement aux situations qui se présentent à nous. Il évoque le concept de Personnalité que nous pourrions rapprocher du concept d’identité. Il nous prévient du risque d’une Personnalité ou d’une identité trop « pleine » et trop fixe dans le temps : « Dans les circonstances idéales, le Self n’a pas beaucoup de personnalité. C’est le sage du Tao, qui est comme l’eau et prend la forme du réceptacle. L’augmentation du développement et de l’apprentissage, après un bon contact, est certaine mais faible. Le Self a découvert et fabriqué sa réalité mais, en reconnaissant ce qu’il a assimilé, il le considère de nouveau comme faisant partie d’un vaste champ. Lorsque le Self a beaucoup de Personnalité, c’est soit qu’il porte en lui de nombreuses situations inachevées, attitudes inflexibles récurrentes ou loyautés désastreuses, soit parce qu’il a totalement abdiqué et ne se sent que dans les attitudes envers lui-même qu’il a introjectées. »


Être constitué d’une Personnalité ou d’une identité trop précise, trop riche ou trop immuable présente le risque du conservatisme, par opposition au contact source d’un ajustement créateur.


Il s’agit d’être conscient que l’entité créée dans la situation est éphémère et ne doit pas être inscrite dans le marbre sous le terme Identité ou Personnalité dans une vision chronologique du temps (Kronos) mais plutôt dans une vision par instants (Kaïros). La « fonction personnalité » - et non plus la personnalité - est le processus à l’œuvre dans la séquence du contacter (le verbe à l’infinitif permet de mieux décrire le processus à l’oeuvre), qui permet l’émergence des éléments de personnalité ou d’Identité dans l’instant et s’oppose à toute structure non actualisée, non libre et non responsable. Si ce que l’on sait de soi n’est pas relié à la situation présente, alors nous nous privons d’une source de potentiel d’exister. C’est cette conception du temps comme succession d’instants (de contact) qui explique l’ « ici et maintenant » gestaltiste.


Si l’organisme est chargé de connaissances, d’informations, d’une identité fixe et rigidifiée, d’une certitude ou d’une anticipation prématurée, le contact devient source d’un ajustement conservateur, c’est-à-dire emprunt des certitudes du passé et de projections massives qui vont établir un être figé.


En Gestalt, l’idée est d’identifier et d’apprivoiser ces modalités qui parfois confinent aux fixités (introjects, projections, rétroflexions, confluence ou égotisme) qui permettent avec la fonction moi de s’orienter avec justesse et pertinence pour soi dans l’environnement afin de s’ajuster créativement, c’est-à-dire faire du nouveau et ouvrir de nouvelles voies et perspectives.


La personnalité devient aussi dans ce cadre un mode, une fonction, c’est-à-dire un processus à l’oeuvre au cours des séquences de contact, qui permet à l’organisme d’actualiser sa conscience d’exister. Le mode personnalité n’est pas un contenant qui se remplit de caractères et d’informations sur soi mais un processus, souple et libre. Il porte les résidus des représentations faites des séquences du contact, et ce, jusqu’au prochain. Il s’agit alors de nommer ce qui advient, le reconnaître, y compris avec l’angoisse de l’impermanence que cela génère. Ce processus de contacter est soutenu par un environnement - un autre parfois -, par exemple le thérapeute, partie intégrante du processus. Contacter c’est oser l’insécurité, entrer dans l’intimité de l’être au monde par la mobilisation de la fonction-moi, avec l’autre. Prendre le risque de l’expérience par l’expérimentation. Prendre la responsabilité de l’exister. Voir une nouvelle forme surgir et l’accueillir, quelle qu’elle soit (Gestalten).


Plus l’organisme en contact avec l’environnement est léger et libre, plus le contact peut être plein et plus le retrait laissera la place à une assimilation riche de l’expérience. La perspective de champ, le principe de situation et les outils théoriques comme le mode Personnalité ou l’Epoche, peuvent nous aider à fluidifier le contact, à le rendre assimilable au service de la croissance de l’organisme et à une individuation saine. Il faut alors se rappeler qu’en Gestalt cette individuation est temporaire. C’est pourquoi le Self en Gestalt n’est pas un « soi » mais le système des ajustements créateurs, c’est-à-dire un processus potentiellement actualisable.


Une fluidité.


Cette fluidité fait écho - c’est mon hypothèse - à l’univers du genre. La binarité, les rôles normés, les expressions de genre stéréotypées, entraînent comme dans une séquence de contact en Gestalt-thérapie, une rigidité et une fixité. Si l’individu se met au centre du monde et se pense comme totalement indépendant des autres (voire en opposition à eux), au minimum cela conduit à des schémas de comportement, d’attitudes ou d’existence, caricaturaux et enfermants. Au pire, cela conduit à des conflits ou des guerres de genres qui aboutissent à la domination de l’un par l’autre.


En éclairant l’idée de fluidité en Gestalt, je peux donc poser le postulat que la fluidité de genre est elle-aussi une réponse à la fixité et au dogme du genre et de la binarité. Et au concept même d’identité. Et partant, que la diversité des genres et des sexualités serait une manière de pacifier la société. A minima, cela permettrait d’établir une égalité des sexes et des genres, voire d’abolir le concept même de genre ou de sexualité normée. Nous pouvons penser que revenir à des considérations plus collectives et inter-construites peut nous soutenir dans un projet de mutualisation des intérêts plutôt que dans une indépendance et une rigidification exagérée à nos frontières.


Comment peut-on alors imaginer de remettre en question le concept du genre (surtout si’l est posé comme identité), et comment nous, Gestalt-thérapeutes pouvons-nous articuler cette pensée dans l’accompagnement de nos client.e.s ?


Nous, Gestalt-thérapeutes, avons un rôle à jouer dans ces débats de société dont dépend notre existence et à terme notre survie. Si nous nous en remettons aux fondements de notre théorie et de notre histoire, nous pouvons agir sur trois niveaux :


nous inscrire dans la Cité et pas seulement dans des cabinets étanches aux phénomènes politiques et sociaux,

nous obliger à respecter nos principes théoriques et nos concepts gestaltistes,

nous poser la question de notre propre positionnement à l’égard des concepts de sexe et de genre.


En effet, pour paraphraser Sartre qui disait : « l’antisémitisme n’est pas un problème juif », je dirais que le genre n’est pas un problème trans. Tout le monde est concerné par le sujet et faire partie d’une minorité n’est pas un problème en soi. Cela marque juste une différence, qui souvent est stigmatisée par le plus grand nombre.


Cela signifie que nous devons tou.te.s travailler sur nos croyances, nos introjects et nos représentations au sujet de la diversité de genres et de sexualités. C’est notre devoir d’engagement de Gestalt-thérapeutes, humanistes, phénoménologues, existentialistes et irrigués de philosophies orientales. C’est ce chemin que nous indiquent nos fondateurs, de Berlin à Esalen en passant par New-York et l’Afrique du Sud.


Ce sont ces principes qui sont aujourd’hui agis et défendus par beaucoup de personnes trans, féministes ou allié.e.s et plus largement de tou.te.s celles-eux qui se questionnent sur les sexualités et les genres. Les personnes agenres, non-binaires, ou de toute autre dénomination, réclament une plus grande liberté de rôles et d’expressions de genre. Le terme Queer symbolise ce mouvement de libération des existences par l’abolition des frontières de genre et de sexualité. Il va de pair avec la fluidité.


Une fois de plus c’est une minorité qui nous interpelle et nous demande de bouger et nous remettre en question, afin de potentiellement transformer la société tout entière.


C’est en effet toute la société qui est concernée et il en va de notre liberté. La Gestalt-thérapie est prête à accompagner ce mouvement, ses principes fondateurs et son histoire le prouvent. Il nous reste à en convaincre un plus grand nombre et l’inviter à un ajustement créateur.


***


En somme, nous voyons comment le genre dépasse en réalité le monde des personnes trans et la population LGBTQI+. Elle questionne les fondements et l’Histoire de nos sociétés, basée sur une différenciation extrêmement forte des genres sur la base d’une différence de sexe biologique. Nous avons souligné que cette dualité a entrainé au cours de l’Histoire une forte domination de l’homme sur la femme, sur la base de la nécessité de la reproduction de l’espèce.


Cette idée est aujourd’hui remise en cause par beaucoup, non seulement dans ces effets conflictuels mais aussi dans son essence : la différence entre un homme et une femme est biologiquement faible, et nous sommes tou.te.s construit.e.s de l’autre et par l’autre. Ce concept nous rappelle le postulat gestaltiste du contact indissociable entre l’organisme et l’environnement. C’est pourquoi notre base théorique nous prédispose tout naturellement à accompagner toute personne se questionnant sur son genre. Mais plus largement elle nous pousse à interroger tout le monde sur cette question. Et en priorité nous-même. Elle nous oblige à respecter nos principes d’epoche et d’awareness.


C’est la fluidité, au coeur symbolique de notre théorie, qui nous pousse à mettre à distance tout dogme, toute rigidité de pensée, toute frontière ou limite inadéquate ou toute réflexion schématique. Ceci nous mettra avec nos client.e.s en capacité d’actualiser tout notre potentiel d’existence. Et plus largement dans nos sociétés, être fluide dans notre approche du genre et ouverts sur la question des diversités des genres et des sexualités, nous conduira probablement à une croissance plus humaine et plus saine.


Nous pouvons de la même manière imaginer un monde sans genre dans lequel tous les êtres humains pourraient être libres et égaux en droits, hors de toute considération identitaire fixe.


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ÉCLAIRAGES CLINIQUES



Le travail mené au plan théorique que je viens d’exposer a été éclairé a priori et a posteriori par des échanges thérapeutiques dans mon cabinet avec des personnes trans que j’accompagnais dans leur transition, ou des personnes « cis » qui se questionnaient sur leur identité sexuelle ou de genre.


Je vais évoquer ici les cas qui me semblent éclairer les points théoriques mentionnés dans l’article.



LA BINARITÉ COMME DOMINATION MASCULINE


Dans la plupart des thérapies menées avec des personnes trans dans le cadre de leur transition ou de leur questionnement quant à leur transition, l’écrasante majorité s’en est tenue et s’en tient encore à s’inscrire dans la binarité classique homme-femme. La totalité des personnes disent détester leur corps d’origine et le sexe qui leur a été assigné à la naissance et pendant les années de leur enfance. Ils aspirent pour beaucoup à vivre dans le corps opposé dans le cadre de la binarité.


Pour les hommes trans, il m’est souvent arrivé de rencontrer des personnes dont le rejet du genre féminin était lié à des agressions, des violences ou du harcèlement venu des hommes, dans leur vie et en particulier leur enfance. Ces personnes ont donc fait l’expérience dans leur chair de la domination masculine. Elles entrent ainsi dans le camp des agresseurs avec une certaine appréhension mais avec la certitude qu’elles n’agiront pas cette violence.


On pourrait imaginer que justement, ces personnes ne choisissent pas le genre masculin et s’en remettent à une fluidité. Ce n’est pas le cas pour la plupart.


Est-ce parce que la plupart des personnes vivent bien cette binarité ? Ou est-ce par manque de choix ?


Les personnes non binaires, a-genres, queer ou qui s’inscrivent dans un autre genre que les deux inscrits dans l’histoire, sont aujourd’hui encore rares. Il est difficile de se projeter dans cette micro-minorité, et de vivre la fluidité. Et lorsque je questionne le fondement de l’envie ou du besoin de vivre dans un autre corps, avec un genre binaire, la plupart des personnes en viennent à évoquer des stéréotypes.


A la question que je pose toujours : c’est comment pour vous de vous sentir femme ? Ou homme ?, invariablement les réponses que j’obtiens sont liées à des expressions, des rôles très caricaturaux, du type : je me sens femme quand je suis tendre ou je me sens homme quand je sens ma puissance. Je grossis à peine le trait. Il me semble donc que la binarité a été largement interjetée et qu’il n’est pas possible d’obtenir des réponses plus modulées de prime abord.



REMETTRE EN QUESTION LA BINARITÉ ET L’INDIVIDUALISME


C’est quand je pousse un peu plus loin le questionnement par des questions du type : mais cela a-t-il un sens de dire qu’on se sent femme ou homme ? Ou encore, être un homme ou une femme est-ce une sensation ?, qu’en général le doute s’installe et que les personnes, n’ayant plus les repères clairs de la binarité, commencent à perdre pied et que le travail commence.


Se sentir homme, se sentir femme. Qu’est-ce que cela signifie au fond ?


Avec beaucoup de personnes que j’ai accompagnées, nous avons passé de nombreuses séances autour des projections et des introjects liés au genre. Avec l’appui de photos, de personnages célèbres, de personnes proches des client.e.s, un gros travail est fait pour déconstruire les stéréotypes de genre afin que chaque personne puisse être certain.e de vivre dans le bon corps, les bons rôles et les expressions genre adéquates. Il ne suffit pas de rejeter son corps de naissance, encore faut-il être sûr que l’on ne va pas se résoudre par principe à l’autre genre.


Pour deux personnes que j’ai accompagnées sur ce chemin, le travail a abouti à une non-binarité voulue et assumée, temporaire ou définitive. La première a quitté le travail thérapeutique par impossibilité de se projeter dans un genre défini. Pour celle-ci, la transphobie massive de l’entourage familial a peut-être contribué à un doute persistant. La seconde a pris la décision de ne pas choisir afin de pas modifier son corps mais d’exprimer son genre de façon « ambigüe », et de vivre la « multiplicité ».


Il faut ici noter l’importance des générations et des âges. Il est plus facile pour les jeunes générations qui ont connu dans les années 2000 la révolution du genre et récolter les fruits de tout le travail autour des « gendre studies » dans le monde. Les client.es qui ont une vingtaine d’années s’inscrivent plus facilement dans la fluidité que leurs ainé.e.s qui ont été éduquées dans une société très normée.


Il est donc très problématique et très courageux aujourd’hui dans notre société encore très binaire, d’exister de manière fluide. Le regard de l’autre et les introjects sociaux sont très puissants et le discours stéréotypé sur les genres repris constamment par les religions, hollywood ou les institutions républicaines. Car la crainte de la remis ene question de la binarité et donc du patriarcat est énorme.



LA TRANSPHOBIE, PROBLÉMATIQUE CLINIQUE PERSISTANTE


Toutes les personnes trans arrivent à mon cabinet en souffrance. Après un travail minutieux de questionnement autour de la souffrance, dans 100% des cas, la douleur majeure est liée à la transphobie de l’entourage et en particulier des parents. Je n’ai pas rencontré une seule personne ayant un entourage compréhensif et soutenant dont la souffrance ait persisté. En revanche, j’ai été témoin de l’inverse : une persistance de la souffrance dans un contexte agressif ou méfiant.


Une fois la problématique de l’entourage écarté, ou inexistant, la personne entame une thérapie classique dont le questionnement autour du genre est une facette. Bien entendu pour celles.eux qui souhaite entamer une transition, chirurgicale ou non, un travail est effectué autour de ces étapes à franchir. Mais cela n’est pas plus marquant que d’autres personnes qui doivent surmonter un deuil, une maladie, une rupture ou une crise au travail. Nous avons la chance en France de vivre dans un pays aux lois certes perfectibles mais plutôt soutenantes des personnes trans. Si cela est loin d’être parfait, le parcours de transition est remboursé par l’assurance maladie et les démarches juridiques ont été simplifiées. La chirurgie n’est plus obligatoire pour changer de sexe apurées de l’état civil.


Nous n’avons pas à travailler en cabinet, plus que pour les autres minorités, sur cet aspect-là. Mais comme pour les autres minorités, d’orientation sexuelle, de race ou de religion, le travail sur le rejet, le regard de l’autre et parfois l’agression et la violence est incontournable. Et cela reste le gros du travail. Il est important de répéter ici que la principale charge de travail thérapeutique pour une minorité aujourd’hui reste la phobie de l’entourage et la phobie intériorisée. Car les minorités intériorisent le regard et le rejet de l’environnement. Nous retrouvons ici la porosité organisme-environnement. Nous sommes construits avec l’autre et de l’autre, nous sommes en contact indissociable et nous devons nous défaire de ces croyances dont nous avons hérité malgré nous.



DEUX EXPERIENCES DE LA FLUIDITE


Je pourrais illustrer l’expérience de la fluidité de genre accompagnée par une posture Gestalt soutenue par l’awareness et l’epoche avec deux client.e.s : Alexandra et Sun.



ALEXANDRA OU L’AMBIGÜITÉ SÉDUISANTE


Alexandra a 35 ans environ et est avocate, elle arrive au cabinet sous le prénom d’Alexandra, « ex-Marc » me dit-elle et une expression de genre plutôt féminine qui peut laisser deviner qu’Alexandra est une femme trans : des stéréotypes clairement féminins sont présents : cheveux longs, maquillée, la voix douce, robe. Mais quelques indices trahissent sa masculinité : elle est grande, les épaules sont carrées, la pomme d’Adam proémiente.


Quand je lui demande comment je dois la genrer, elle me dit « au féminin » mais que ce n’est pas simple pour elle, car elle revient parfois au genre masculin, sous le prénom Marc quand elle doit faire face à un environnement qu’elle pense difficile, ou qui l’est. Alexandra vient me voir pour faire une thérapie et l’accompagner dans son coming out « complet ». Dans son métier elle est est genrée au féminin par ses collègues et ses clients mais rien n’est officiel administrativement et dans les autres sphères de sa vie. Le pas est difficile à franchir. Dans sa famille par exemple, c’est l’omerta sauf avec une de ses soeurs, mais avec le reste de la fratrie et ses parents, qui ne sont pas ouverts aux minorités, c’est le silence sur le sujet. « Déjà que ça avait été dur de fair mon coming out gay sous Marc quand j’étais ado, là il faut en refaire un deuxième, c’est insurmontable ».


Le genre étant décorellé de l’orientation sexuelle, il est fréquent que les personnes trans ou fluides soient obligées de faire deux coming out, ce qui constitue toujours une épreuve face à un environnement pas toujours accueillant, au moins au départ.


Dans ce démarrage de Gestalt-thérapie, je veille vraiment à être en epoche et dans un awareness total. Je ne supprime pas mais je mets de côtés les a priori (introjects, ou projections) - positifs ou négatifs - que je pourrais avoir sur Alexandra ou ses situations de vie (par exemple, je la trouve jolie, je juge ses parents peu ouverts, je ne la trouve pas courageuse d’aller au bout de sa transition etc.). Ces jugements me sont utiles car ils vont constituer le fond de la relation avec Alexandra mais dans chaque contact que j’ai avec elle, je dois être le plus neuf possible pour parvenir à réellement l’écouter et la rejoindre dans ses interrogations.


Pendant les trois ans que durent la thérapie d’Alexandra, son coming out « complet » est une grande interrogation pour elle. Elle émet souvent la possibilité de démarrer une transition chirurgicale mais recule systématiquement l’échéance pour en rester à l’hormonothérapie, qui lui permet tout de même d’avoir quelques rondeurs et une petite poitrine. Elle fait également des séances de laser pour supprimer sa pilosité. La douleur que constitue le laser est un des obstacles à une transition chirurgicale : « je ne vois pas pourquoi je m’infligerais autant de souffrance, juste pour avoir plus l’air d’une femme ».


Il n’est pas toujours facile pour moi de la suivre dans ses hésitations. J’oscille alors entre deux attitudes, l’une compréhensive qui cherche à la rejoindre et à entendre ce qui la tourmente pour mieux l’accueillir et l’autre résonnante qui cherche à l’informer de ce que je vis à son contact quand elle oscille. Je lui dis combien je suis heureux pour elle parfois, décontenancé à d’autres moments ou quelquefois agacé ou inquiet. Cela est important d’offrir ces résonnances qui parlent de la situation, de « l’entre » à la frontière-contact qui crée une expérience qui va ensuite nous créer et nous permettre de nous individuer et peut-être pour Alexandra de changer et de décider.


Ainsi, pendant des mois et afin de travailler sur ses interrogations, nous allons aborder différentes questions. La féminité par exemple. À la question que je lui pose - et que je pose toujours en thérapie : « qu’est-ce que cela signifie pour vous de se sentir femme ou d’être une femme ? », elle me répond qu’elle ne sait pas trop ce que ça veut dire, que pour elle c’est juste une histoire d’expression de genre et de malaise dans son corps s’il a trop de motifs virils, « principalement les poils et les muscles, j’aime que mon corps soit rond et imberbe, mais je ne cherche pas la perfection ». Et concernant le pénis ? Elle me répond qu’elle peut « faire avec » et que cela sera toujours moins pénible qu’une opération.


L’obligation d’être suivi par un psychiatre et de faire des opérations chirurgicales a longtemps été une obligation légale pour transitionnel en France et obtenir un changement d’état civil. Depuis quelques années, le changement d’état civil peut être obtenu sans le passage obligé de la psychiatrie et des opérations.


La transition chirurgicale est donc un repoussoir pour Alexandra. Elle ne peut s’y résoudre : « ce serait plus simple avec mes parents, ils me voient toujours comme Marc, mais un Marc qui aurait des problèmes d’identité. J’ai l’impression qu’ils me voient comme un monstre ou un malade ». Au cabinet d’avocat où elle est associée, c’est plus simple car tout le monde la voit comme Alexandra, une femme. « Pourtant je n’arrive pas à aller plus loin, l’administratif et tout le reste, je n’y arrive pas. Je ne suis pas une femme de toute façon, je crois que je n’ai pas envie d’en être vraiment une ».


Nous travaillons pendant plusieurs mois autour de cette idée « d’aller plus loin » et des raisons de le faire ou non. Ces séances mettent systématiquement Alexandra en souffrance. Dans ces moments, elle émet même le souhait de revenir à son identité de Marc comme elle l’avait évoqué en début de thérapie. Nous le tenterons en séance, je l’appellerai Marc à sa demande et la genrerai au masculin pendant quelques séances. Le résultat sera net : « non ça ne me convient pas, je ne suis pas un homme, vraiment pas, je suis Alexandra et je veux être genrée au féminin ». Nous nous accordons à dire qu’Alexandra se situe entre les deux pôles de l’axe féminin-masculin, plus proche du pôle féminin, pour l’instant, car Alexandra a déjà bougé sur cet axe et elle me dit que ça pourrait encore arriver. C’est le propre de la Gestalt-thérapie de co-construire des expérimentations qui crée une expérience réelle dans le contact permettant ensuite une assimilation profonde. En vivant le fait d’être genrée au masculin, Alexandra vit dans sa corporalité le refus et le malaise.


Cette séance va faire basculer Alexandra dans une situation plus confortable : celle de s’autoriser vraiment à n’être ni femme ni homme, dans les stéréotypes classiques ou les critères biologiques. Et de pouvoir même en jouer, l’assumer. Comme le prouvera l’épisode suivant.


L’alliance avec Alexandra est excellente, nous nous apprécions beaucoup et dans la thérapie l’audace est très présente. Lors d’une séance au bout de deux ans environ, elle hésite à me le dire mais avoue qu’elle se sent attirée par moi (elle s’est définie comme hétérosexuelle). Je lui dis que j’en suis flatté mais que ce n’est pas réciproque et que rien ne se passera entre nous de toute façon. A ce stade je décide de ne pas répondre pour maintenir l’anxiété d’Alexandra (oser se dévoiler et ne pas savoir si moi aussi je suis attiré par elle).


« Je le sais bien me dit-elle, et je ne sais même pas si vous êtes hétérosexuel vous-même, c’est sans doute ce qui me plait d’ailleurs, garder cette ambiguïté ». Je reformule de manière un peu interprétative volontairement : « vous voulez dire qu’être entre Marc et Alexandra vous donne plus de chance de me séduire ? ». Le silence s’installe, puis après un instant : « je n’y avais pas pensé comme ça, mais ça me donne à réfléchir », répond-elle en souriant.


Je réalise alors que la fluidité sexuelle vient ici en soutien à la fluidité de genre et conduit à une situation de séduction. Nous nous accordons à dire que l’ambigüité de genre d’Alexandra lui permet de séduire des hommes, des femmes ou des personnes non-binaires.


C’est une étape importante de la thérapie d’Alexandra. Nous ne le savons pas mais nous sommes d’ailleurs dans la dernière année de la thérapie. Pendant les derniers mois, Alexandra va définitivement abandonner l’idée d’une transition chirurgicale : « je ne toucherai pas à l’intégrité de mon corps » et laisser Marc de côté au profit d’une masculinité assumée : « je ne ferai pas ce plaisir à mes parents, je ne sais plus qui est Marc ». C’est une situation inédite mais c’est la meilleure pour l’instant, celle où Alexandra accepte l’idée d’une espèce de « mixité intérieure que j’ose exprimer à l’extérieur ».


Au plan sexuel cependant, le plus dur reste à faire. Jusqu’à maintenant Alexandra était abstinante, par force ou par défaut. « J’avais une vie sexuelle gay en tant que Marc mais depuis Alexandra, rien, j’ai trop peur du regard de l’autre et honte de mon corps intermédiaire. J’ai pu oser vous dire que je vous trouve séduisant mais ici je me sens en sécurité ».


Nous passons donc de nombreuses séances sur la possibilité de renouer avec une vie sexuelle. Mais la honte est tenace. Pendant des semaines voire des mois, Alexandra passe par des extrêmes, de l’abstinence, elle passe à une sexualité débridée, sur des sites où elle va également vendre son corps. « C’est le seul moyen pour l’instant que j’ai trouvé, au moins là je suis désirée et en étant payée je maîtrise la situation ». C’est une période très douloureuse pour elle sur ce chemin tortueux de reconnaissance de son corps par la violence, car les rencontres qu’elle y fait sont dures. Si elle est désirée, Alexandra ne trouve pas son plaisir dans ces rendez-vous, souvent brutaux, où les autres cherchent l’insolite (une femme avec un pénis) et sont prêts à payer pour. C’est très dur pour moi aussi et je lui partage mon inquiétude, ma souffrance pour elle parfois et ma tristesse souvent.


C’est une épreuve de douleur que nous traversons ensemble, cela renforcera notre lien et elle m’en saura gré. Elle pourra assimiler de cette expérience qu’elle a le droit de montrer sa détresse, ses doutes et faire des tentatives parfois dangereuses sans être rejetée par moi, bien au contraire. Je lui dirai bien au contraire mon admiration face à son courage et ma fierté d’elle face à sa ténacité.


Forte de cette traversée, Alexandra tente de revenir en séance à plus de douceur et de compassion envers elle-même. « Je ne veux pas être une escort, en tout cas pas dans ces conditions, je comprends qu’on le fasse, mais ce n’est pas moi, en tout cas pas comme ça ». Nous travaillons au passage, a posteriori, sur sa violence et probablement d’une haine intériorisée de sa transidentité. Ceci permet de l’accompagner en mode personnalité sur ce qui se métamorphose en elle.


L’histoire de la transidentité est marquée par la prostitution. Ce n’est évidemment pas intrinsèque mais lié à une contrainte sociale. Beaucoup de personnes de trans n’ont pas les moyens de faire une transition chirurgicale et la voie de la prostitution est un moyen de survivre. Aujourd’hui les parcours de transition sont plus abordables et en France, même si cela est loin d’être parfait, il est possible de faire une transition remboursée par la sécurité sociale. Pour des personnes comme Alexandra, qui ont un niveau social et un pouvoir d’achat élevé, la prostitution reste parfois un moyen de traverser la haine de soi. La prostitution n’est pas en soi problématique quand elle est un choix délibéré, mais ce n’est pas toujours le cas.


Quelque temps après cette période difficile, Alexandra me dira qu’elle est prête à prendre son envol, c’est-à-dire arrêter la thérapie. Ce passage par une sexualité violente a été cathartique. « Je ne suis pas sure d’être prête à une sexualité aujourd’hui mais je m’en sens capable dans l’absolu, il faut juste que je trouve un homme sensible… ou une personne comme moi ».


La sexualité pour les personnes trans ou fluides est souvent difficile, non pas en soi mais parce que les personnes qui sont prêtes à faire du sexe avec des personnes trans ou fluides sont malheureusement encore fréquemment en recherche de sensations fortes plutôt que de relations sexuelles ou de relations personnelles saines.


« Je crois qu’avec vous j’ai passé les plus grosses étapes. J’ai fait le deuil de l’approbation de mes parents et je n’irai pas plus loin dans la paperasse administrative, Marc n’est qu’un prénom administratif, ça me représente rien pour moi mais il ne me gêne pas. Mon prénom de vie c’est Alexandra. Et je garde mon corps comme ça ».


Nous nous quittons alors après quelques semaines de bilan avec beaucoup d’émotions, tant cette thérapie a été tumultueuse, affective et riche. Je me dis qu’Alexandra vit une expérience de la fluidité dans un corps qui ne correspond pas à l’identité classique de la femme et en intégrant des expressions masculines. Ni homme, ni femme, parfois homme, parfois femme et souvent un peu des deux, dans un mélange séduisant, comme lors de la séance, où c’est l’ambiguïté d’Alexandra qui lui a permis de se reconnaître elle-même séduisante. Pour ma part, cela me crée créativement également car je me suis rendu compte après le départ d’Alexandra que sa fluidité m’avait séduit.



SUN OU L’EXPRESSION QUEER


Sun arrive au cabinet sous le prénom queer qu’iel s’est choisi, iel est étudiant.e en école d’ingénieur.e. Son expression de genre est ce que je pourrai définir comme queer ou comme on disait autrefois androgyne : un mélange de codes masculins et féminins, que je pourrais rapprocher de David Bowie dans son personnage de Ziggy Stardust, dans une version plus casual et quotidienne : des tuniques très colorées, des collants imprimés, des doc Martens, des cheveux longs couleur mauve et jaune avec, des piercings et des tatouages, du maquillage très marqué. Il m’est très difficile de savoir, sur la base de son expression de genre, si iel est un homme ou une femme. Sun me confirme que c’est son choix de se définir comme queer, ni homme ni femme, agenre, non binaire. À ce stade, et sachant qu’iel ne me dévoile pas son assignation de genre initial ni son sexe biologique, je décide de ne pas lui poser de question à ce sujet et me laisser aller à une écoute tout en awareness et en epoche. Finalement est-ce important pour moi de savoir ? Est-ce utile à la thérapie ? Je décide de laisser ma curiosité de côté et de m’adonner moi-même à la fluidité.


Iel est conscient.e que cette mixité obtient le résultat voulu : une confusion des genres. Iel est assez militant.e de la cause queer. Sun se demande lors de la première séance si iel souhaite réellement démarrer une hormonothérapie. Ses parents chez qui eiel habite encore n’y sont pas opposés mais lui ont conseillé de faire une thérapie pour en décider. Iel est majeur.e mais visiblement l’influence de ses parents est encore prégnante. Et à l’école d’ingénieur.e, tout est OK, iel est inscrit.e sous le prénom Sun et tout le monde la genre comme iel l’entend (iel/y), mais Sun voudrait toutefois plus de clarification dans sa démarche.


Les personnes trans, fluides ou queerencore adolescent.e.s ou dans la vingtaine, sont souvent très influencés - ou en lutte, ou en rupture - avec leur environnement familial et en particulier parental. Il n’est pas rare que j’ai vu arriver de jeunes client.e.s avec leurs parents parfois ou sur la recommandation de ces derniers et ne plus revenir car je sentais que les parents allaient s’opposer à une démarche personnelle de leur enfant.


La problématique de Sun n’est donc pas de faire son coming out de personne queer mais de clarifier les choses. Est-ce pour vous-même ou pour votre environnement que vous souhaitez clarifier les choses et éventuellement faire une hormonothérapie ? La question que j’y pose laisse Sun perplexe. « Je pense que c’est pour répondre à cette question que je suis dans votre cabinet » me répond-iel après un moment de silence. Dans les démarrages de thérapie et encore plus avec les personnes trans ou queer, je pratique la phénoménologie : reformulation, questions ouvertes… J’observe et je ne renvoie que mes résonances corporelles ou sensorielles.


Dans les séances suivantes, Sun va aborder les liens qui l’unissent à ses parents et les relations qu’iel entretient à l’école d’ingénieur.e avec ses camarades. En creusant ensemble, Sun se rend compte que l’acceptation de sa « queerness » par sa mère n’est pas si évidente. C’est elle qui lui a expressément demandé de faire une thérapie, qui règle les séances et qui fait des remarques parfois désobligeantes sur son look qu’elle trouve « clownesque » ou « outrancier ». Je fais remarquer que ces adjectifs me serrent le coeur et que je les trouve assez violentes. Sun me dit qu’elle s’y était habitué.e mais qu’à bien réfléchir, j’ai raison. « Elle n’a pas le droit de me dire ça en effet ».


Côté camarades d’école, Sun me révèle peu à peu que l’entente n’est pas si cordiale avec ses camarades, surtout ceux qui sont dans son groupe de travail et qui n’arrêtent pas depuis le début de l’année de lui reprocher son manque d’organisation. « C’est vrai que je suis un peu bordélique mais ça commence à devenir lourd ces remarques incessantes ». Nous nous accordons à dire que peut-être ces critiques ne sont pas seulement liées à son travail mais aussi à son look qui fait « tache » dans l’environnement classique voire conservateur de l’école d’ingénieur.e. « Faut reconnaître qu’il y a eu des avancées depuis la mariage gay et les reportages sur la transidentité mais la réalité au quotidien c’est quand même très galère. Il y a une association LGBT à l’école mais parfois j’ai l’impression que c’est une façade ».


La loi sur le mariage pour tous sous la présidence de François Hollande n’a pas été une avancée en terme de droits que pour les homosexuel.le.s. Il a permis aux autres minorités de la bannière LGBTQI+ de gagner en visibilité et en respect.


En travaillant pendant quelques mois sur ce sujet de l’acceptation réelle de son entourage et finalement de sa propre acceptation, la confiance et l’alliance s’installent dans le cabinet. Moi qui ai largement l’âge de ses parents, je deviens moins inquiétant par mes remarques accueillantes et Sun se méfie moins, iel se confie davantage et se rend compte qu’au bout du compte, la réalité est moins rose qu’iel l’imaginait. C’est le principe de la Gestalt-thérapie de champ ou situationnelle de permettre à l’expérience en cours de créer le.la client.e en changement. En étant en contact avec moi, adulte parental, ouvert à sa queerness, Sun permet à son cerveau de se reprogrammer et de constater qu’il est possible d’être accueilli.e dans son entièreté par un environnement.


« Ça me fait du bien que vous n’émettiez pas de critiques à mon égard » me confirme Sun lors d’une séance. C’est peut-être pour ça que j’hésite à transitionner. Qu’en pensez-vous ? » À ce stade je me garde bien de répondre (et à tous les stades d’ailleurs), mais je lui dit qu’en effet je le.la trouve très bien comme ça. Et je lui propose tout de même, afin de travailler sur son hésitation de faire un travail sur ses sensations corporelles à chaque fois que je l’invite à se visualiser en homme, en femme ou en agenre. Iel se prête volontiers à ces expérimentations et pendant quelques séances, nous travaillons sur des visualisations. La Gestalt-thérapie travaille sur les sensations plus que sur les émotions, sur le contact en séance plus que sur la relation. Cette expérimentation basée sur une visualisation est co-construite avec Sun et va y permettre de mieux contacter ses sensations - fonction ça - pour mieux s’orienter ensuite - fonction moi.


Après quelques séances de travail sur le ressenti corporel et des visualisations guidées, Sun semble avoir éclairer son chemin.« C’est clair que je ne veux pas me positionner, je suis très bien comme je suis, c’est lors de cette visualisation que je me suis senti.e confortable et confiant.e. Merci ça m’a été très utile, ça me rassure. Et au fond je crois que l’hormonothérapie n’est pas nécessaire, non ? » Je lui répond qu’en effet rien n’y oblige de procéder à une quelconque modification de son intégrité physique mais qu’iel pourra toujours y recourir. La Gestalt-thérapie n’est pas un outil d’aide à la décision mais un moyen d’actualiser des états et de les potentialiser.


« Je crois qu’on va pouvoir s’arrêter là ! Je vais le dire à ma mère. Et faire le point avec elle. Et je vais aussi recadrer mes soi-disant amis d’école et je me demande si j’ai choisi la bonne voie ». Je propose à Sun de faire encore quelques séances autour de cette question des choix de vie et de ses relations parentales avant d’arrêter la thérapie. En activant la fonction personnalité, Sun peut commencer à assimiler les acquis encore frais de la thérapie. Ce processus entre mode ça, mode moi et mode personnalité permet une fluidité dans le contact qui permet d’arriver au prochain avec plus de légèreté (cf Goodman et la notion de « personnalité de basse intensité).


Sun se rendra compte par elle-même dans les séances finales qu’iel peut davantage s’appuyer sur son père dans le cadre de sa queerness, alors qu’iel pensant que sa mère était sa meilleure alliée. Iel va également reconsidérer son choix d’étude, iel ne sait pas ce qu’iel va faire mais l’ambiance en première année d’école d’ingénieur.e n’est finalement pas si facile qu’iel voulait bien le croire. Enfin concernant son hormonothérapie, iel décide de ne rien faire pour le moment. « Je ne vois pas ce que ça changerait aujourdhui pour moi. »


Après une thérapie d’environ une année, iel est repartie sans que je connaisse son sexe biologique, ma curiosité s’est émoussée au fil de l’eau de la thérapie avec l’apparition de plus en plus personnelle de Sun. La thérapie y aura permis de gagner en assurance et de réaliser que les choix individuels sont possibles. J’aurai été un soutien et un accompagnant sur ce chemin d’orientation de Sun. C’est une satisfaction pour moi d’être engagé dans la situation en progressant pas à pas dans une fluidité libre et spontanée. Comme l’indique Arnold Besser dans la théorie paradoxale du changement, c’est en rejoignant la personne où elle est, y compris dans la souffrance ou la confusion, que le changement peut advenir, mais certainement pas en le voulant à tout prix ou en cherchant des solutions aux problèmes qui se posent.


Sun, Alexandra et les autres trouveront probablement les réponses à leurs questions si je les accueille dans une complète ouverture d’esprit et en ne sachant pas ce qu’ils ou elles doivent faire. Je dois simplement endurer la situation, être avec et soutenir dans l’attente d’une résolution possible. C’est ce que j’appelle la fluidité, une capacité à s’ajuster créativement aux situations qui adviennent. Ceci est valable pour la Gestalt et plus largement pour la question du genre.



En m’appuyant en particulier sur les thérapies d’Alexandra et de Sun, je peux avancer aujourd’hui que la Gestalt-thérapie peut contribuer - et j’en ai la preuve chaque jour dans mon cabinet - à une libération des esprits et des corps au travers de notre accompagnement car notre posture est irriguée par une pensée libertaire et des concepts qui nous poussent vers le processus, le mouvement, la fluidité et non pas vers l’état et la fixité.


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